Archiv avec Karl Barth à travers I´année

J’ai écrit un livre sur un aspect de la pensée de Karl Barth et depuis, on me dit barthien. Je n’aime pas ça, d’une part parce que les théologiennes et les théologiens de ma génération ne s’identifient plus autant à des écoles théologiques et, d’autre part, parce qu’il colle à cette étiquette un arrière-goût moisi d’apologétique, du genre à être quelqu’un qui manque d’esprit critique envers celui qui est, sans conteste, le plus grand théologien du XXe siècle, et envers sa théologie.

Or ce qui caractérise la théologie de Barth, ce n’est pas seulement le courage d’affirmer sans langue de bois ce qui doit l’être mais surtout une profonde aversion envers toute apologie. Relativement tôt dans son œuvre, Karl Barth admet donc ceci : « Celui qui fait d’une apologétique le socle de sa dogmatique, celui-là montre et prouve […] que les aspects thématiques de sa dogmatique peuvent et demandent à être justifiés, non pas dans le détail mais comme ensemble, à partir d’une pensée fondée ailleurs. » (Unterricht in der christliche Religion I, 161) Lorsque Barth fut interpellé en 1963, après sa retraite, sur le phénomène du « barthisme », il voulut une bonne fois pour toute débarrasser le monde de ce « spectre » et fit, assez abruptement, la remarque suivante : « Je n’ai jamais exigé de quiconque qu’il répète ce que j’ai di comme un perroquet. Il ne s’agit pas de moi, mais de la vérité – la vérité dans l’amour. Le « barthisme » ne m’intéresse pas. » (Gespräche 1963, 29)

Celle ou celui qui, aujourd’hui, s’identifie comme barthienne ou barthien devrait se demander si elle ou lui ne se révèle pas ainsi justement comme anti-barthien.

Matthias Käser

Récemment dans mon bureau, les proches d’une vielle dame qui vient de mourir sont assis devant moi, les bras étroitement croisés sur la poitrine, la mine furieuse. Je ne sens presque rien du chagrin du deuil. Je sens seulement de la résistance : de la résistance contre tout ce rituel, contre l’Église, contre moi en tant que pasteure.

Je me risque à leur demander pourquoi ils souhaitent une cérémonie chrétienne d’adieu si rien ne doit y être dit de Dieu ? Réponse : l’Église doit au moins ça à leur mère, vu qu’elle a, à leurs dires, payé l’impôt ecclésiastique toute sa vie.

Je me sens attaquée par ces propos, il faut bien l’avouer, mais je ne me détourne pas d’eux – gardant Barth en tête, lui qui remet cette affaire au Très-Haut : « Au chrétien, il est permis et commandé … d’espérer avec opiniâtreté, donc de s’en remettre absolument à l’Esprit Saint qui fut capable, avec une puissance totalement incompréhensible, d’illuminer le cœur sombre du chrétien. De compter sur le fait que ce même Esprit aura peut-être encore moins de peine avec tout un chacun qu’il n’en a eu alors. Et plus encore : de compter absolument – et maintenant de manière décisive – que le jour du retour du Christ … sera très certainement le jour où il – pas lui, le chrétien, mais celui qu’il attend comme chrétien – saura atteindre tous les autres, le jour où ils entendront sa voix.

Melanie Pollmeier

Dans la sixième leçon de son « Introduction à la théologie protestante », Karl Barth dessine, tel un cartographe, l’une des quatre coordonnées fondamentales de l’existence théologique. L’« étonnement » est pour lui présupposé et marque distinctive de la pensée théologique, comparable au « thaumazein – s’étonner » socratique. Il caractérise l’être humain qui s’est mis en quête et qui, théologiquement, a « levé la voile ».

L’écoute de l’imprévisible (la Parole de Dieu) est au cœur de la théologie et de la foi. Toute forme de pédanterie et de déjà-vu représente donc une entrave au processus de connaissance. Dieu et le discours sur Dieu ne sont pas des « ustensiles de ménage » (une sorte d’ouvre-boîte p.ex.) mais quelque chose de déconcertant qu’on ne peut domestiquer, l’existence théologique reste toujours exposée à l’étonnement, comme on l’est à la météo lorsque l’on navigue en haute mer.

Là où un être humain, une paroisse, respectivement une Église, cesse de s’étonner, il ou elle fait alors de l’Esprit Saint une plante d’appartement (cf Kurt Marti) et s’installe trop confortablement dans son propre salon. On sera vite – Dieu merci, dirait Karl Barth – à l’étroit, car on ne peut vivre sans air frais, et pas non plus naviguer sans vent. Le jubilé de Karl Barth me le rappelle dans mon travail en paroisse, même sans vue sur la mer.

Pascale Rondez

« Durant ses 400 ans d’existence, notre Église protestante n’a jamais pu s’empêcher de commémorer la Réformation du 16e siècle, de convoquer à neuf son image historique […], de souligner le lien objectif qu’elle entretient avec elle, d’aimer à se comprendre comme justement Église de cette Réformation. » (Karl Barth, Reformation als Entscheidung, 1933, 71, traduction libre).

Même après 500 ans d’existence en tant que telle, l’Église protestante ne peut s’empêcher de transposer la Réformation dans son présent (#Wurstessen), de reconvoquer son image historique (avec des images itinérantes de Zwingli) et de souligner le lien objectif qu’elle entretient avec elle. Sur ce point toutefois, on pourrait se poser cette question : qu’est-ce qui nous LIE vraiment ? Sola scriptura ? Ou alors plutôt une al-LIE-ance à travers notre riche héritage d’une théologie de l’alliance ?

Le vrai casse-tête consiste en fait qu’on peut certes commémorer la Réformation mais pas la traduire telle quelle dans notre époque – même avec l’aide de Karl Barth Barth. Il nous reste un unique recours : sola gratia !

Ariane Albisser

Barth n’avait pas peur des contacts avec Rome. Lors d’une de ses prédications tenues à Safenwil, le Jour de la Réformation en 1911, il dit que les cloches que l’on entendait sonner dans un village voisin catholique, étaient un signe du fait que là aussi l’on cherchait Dieu et qu’il y était trouvé. Après le début de la Première Guerre mondiale durant l’été 1914, il dit que la prière de Pie X en faveur de la paix mondiale était un « point de lumière ». Pour lui, c’était une évidence que de lire de façon exacte les œuvres d’auteurs catholiques et de les travailler, ce qui n’exclut pas pour autant qu’il adressa des questions extrêmement critiques au catholicisme romain. Face à Hans Küng, il dit de la mariologie catholique qu’elle était une « chose pourrie, qui dès le départ » était condamnée à mourir. Mais malgré cela, c’est une attitude œcuménique fondamentale qui prédomina, et ce jusqu’à la fin. Lors de la fête de l’Immaculée Conception du 8 décembre 1968 – deux jours avant sa mort –, il écouta une homélie catholique à la radio. Il écrivit au prédicateur (peut-être sa dernière lettre), disant que la question de la mariologie n’avait pas encore été traitée théologiquement et qu’il fallait aussi qu’elle soit repensée à neuf du côté protestant.

Frank Jehle

Karl Barth n’était pas pacifiste par principe. Bien qu’en 1914, il rejeta fondamentalement la guerre, et qu’en 1945 il s’engagea contre l’armement et l’armement atomique, en 1938 au plus tard il était convaincu la guerre contre l’Allemagne nationale-socialiste était nécessaire.

En septembre 1938, le déclenchement de la guerre semblait inévitable pour la première fois. Les nationaux-socialistes exigèrent que les régions frontalières de la Tchécoslovaquie (où se trouvait une majorité d’Allemands), alors alliée à l'Angleterre et à la France, soient annexées au Reich allemand. « L’Accord de Munich » du 30.09.1938 obligèrent les Tchèques à céder ces territoires à l’Allemagne, contre garantie du maintien du reste de l’État. La « paix » semblait sauve ; en réalité, l’Allemagne profita de ce délai pour augmenter massivement son armement et, six mois plus tard, elle envahit le soi-disant « reste de la Tchéquie » (Rest-Tschechei).

Au point culminant de la crise, Barth écrivit au théologien pragois Josef L. Hromádka. Conscient du «fardeau infini et la misère» qu’une guerre impliquerait inéluctablement, il dit : « J’ose cependant espérer, que les fils des anciens hussites sauront montrer à cette Europe devenue si molle, qu’il existe encore des hommes. Chaque soldat tchèque qui luttera et souffrira, le fera aussi pour nous – et je le dis aujourd’hui sans réserve : il le fera aussi pour l’Église de Jésus-Christ, qui, dans l’athmosphère de Hitler ou Mussolini, ne peut que succomber au ridicule ou à l’extermination. »

Certains se détournèrent de Barth après la publication de cet écrit, officiellement ou en silence, même du côté de ses amis allemands les plus proches dans l’Église confessante.

Peter Zocher

Appelé le « pasteur rouge de Safenwil », membre du parti social-démocrate Suisse dès le 23 janvier 1915, engagé aux côtés des ouvriers contre le patronat local, on ne peut dénier à Karl Barth d’avoir une vive conscience des conditions du travail à son époque. Mais il ne s’agit pas simplement d’une préoccupation séculière ou sociétale à laquelle le pasteur-théologien réagit. Par la crise propre à la sphère du travail, c’est une dimension fondamentale de l’être-humain qui est mise en lumière.

En 1951, dans la quatrième partie de la doctrine de la création (§§ 55,3 et 56,2) c’est sous le nom de vocation (Beruf) que le travail, l’engagement actif de l’être-humain dans son existence et avec les limites qui sont les siennes – dans sa culture, son époque, selon les charismes et compétences qui lui appartiennent – reçoit un traitement théologique fondamental.

En 1959, dans l’avant-dernier volume officiel de sa Dogmatique (cf. § 71), la vocation (Berufung) atteint le même niveau d’importance que la justification et la sanctification. La vocation désigne cette condition de l’existence humaine dans son face à face avec Dieu : Dieu appelle l’être-humain (Berufung) et l’être-humain existe en lui répondant (Beruf).

La vocation englobe plus large que le travail au sens de l’emploi ou du métier. Mais elle le comprend aussi et elle en détermine fondamentalement la compréhension. Le sérieux théologique que Karl Barth accorde à la dimension du travail, devrait nous inviter nous aussi à donner une parole claire et ferme sur la situation actuelle de la vie active en Suisse, dans ce qu’elle a d’aliénant, mais surtout dans le service vivant et caché qu’elle contient, dans les vocations non-homologuées, créatives et inventives, qui rendent un témoignage indirect – secrètement direct – à celui qui s’est lui-même fait serviteur.

Elio Jaillet

Contrairement au déclenchement de la première guerre mondiale en 1914, Barth était convaincu, en 1939, que la guerre était nécessaire. En mars 1939, au Danemark, Barth réagit lors d’une discussion entre pasteurs sur la manière de s’y prendre avec les alors nouvelles ‹autorités› en cas d’occupation allemande : «Hitler n’est pas une autorité à laquelle il faudrait obéir. Il est un tyran qui doit être combattu, aussi pour vous ! » et : « Je ne peux vous donner un programme. Mais je peux vous en donner le premier point : Prier ! ainsi que le dernier : Acheter de l’artillerie! »

Barth bien sûr souffert de la situation de ses amis et étudiants allemands, malgré sa position claire. Fin août 1939, certains participèrent à un cours de vacances à Walzenhausen. On y parlait entre autres du droit au refus du service militaire, jusqu’au moment où ils ont été forcés de partir prématurément vers un futur incertain suite à l’annonce du déclenchement des hostilités. Barth écrit à sa fille : « On pense avec chagrin à toutes ces personnes chères que l’on connaît en Allemagne, aux innombrables autres que l’on ne connaît pas dans tous les pays et qui vont subir et on déjà subi beaucoup de souffrance et de mort. »

Mais il resta convaincu : « Il y a longtemps qu’une guerre n’apportait pas la certitude, en tout cas dans l’un des camps, d’avenir pour une bonne cause à prendre sur soi et que chaque sacrifice en vaudra la peine.» Peu de temps après, Barth se porta volontaire au service actif et insistait pour ne pas être cantonné à du travail de secrétariat, mais pour participer au service armé.

Peter Zocher

Le monde est plein de démons ! Partout rôdent des forces obscures qui nous submergent et veulent nous inciter à des forfaitures. Comment ? Vous secouez la tête ? En tout cas, selon la théologie de Karl Barth, le monde est plein de ces démons, respectivement
« de pouvoirs sans seigneur ». Cependant, il ne les nomme ni Azazel, ni Nephilim, mais « totalitarisme » et « folie du sport » – parfois avec la bible, il nommera Mammon (pour ne pas dire « capitalisme »). Ce qu’il y a de perfide avec ces puissances, c’est qu’à la base elles sont bonnes. Ce sont des capacités humaines par lesquelles nous nous mouvons dans la réalité.

Pour Barth, la réalité est donnée par Dieu. Si les êtres humains se détachent de Dieu, leurs facultés revendiquent la réalité pour eux-mêmes. Elles s’autonomisent et ne nous servent plus mais nous à elles. Soudainement, les partis n’orientent plus leur programme en fonction des intérêts de leurs électeurs, mais tentent de gagner des électeurs pour leur programme. D’un coup, il n’en va plus pour l’économie de la préservation de vies humaines par l’emploi, mais de la préservation de l’emploi par l’engagement de vies humaines. Subitement, le sport n’est plus au service de la qualité de vie des êtres humains, mais ce sont des quartiers résidentiels entiers qui sont sacrifiés à la construction de stades de foot.

Ces démons demeurent nos propres facultés. Aucun démon n’a un pouvoir absolu. Nous pourrions changer le cours du monde. C’est pour cela que nous sommes invités en tant que chrétiennes et chrétiens à rester attentifs et à élever une voix critique à chaque fois que de telles puissances cessent de servir l’être humain et que des êtres humains se mettent à les servir.

Raffael Sommerhalder

Lorsque la première guerre mondiale commença en août 1914, nombreux furent ceux qui furent saisis par un enthousiasme nationaliste pour la guerre que l’on nomma après coup « expérience d’août » (Augusterlebnis). Durant cette période, Barth était jeune pasteur dans la commune de Safenwill, et fût horrifié par le fait que certains de ses professeurs d’universités se soient officiellement déclarés pour la partie Allemande et qu’en partie, ils donnèrent même à la guerre une légitimation religieuse. Lui-même prêcha à sa communauté le 2 août 1914 sur Mc 13,7 en disant : « Quelle haine passionnée et obtuse voyons-nous tout d’un coup flamboyer entre les peuples […] ! […] Comment cela peut-il aller avec le progrès humain qui est le nôtre aujourd’hui ? » (Predigten 1914, p. 398). Il mit en garde contre tout discours qui dirait que « la guerre serait un phénomène naturel comme le soleil ou la pluie ; comme eux, elle serait inévitable et insurmontable ». Non « la guerre est injuste, la guerre est péché, la guerre n’est pas une nécessité, elle ne tire son origine que de la méchanceté de la nature humaine » (p. 403). Le déclenchement des hostilités brisa la relation entre Barth et la génération de ses professeurs en théologie – et par cela il rendit nécessaire un questionnement théologique qui soit sérieux et nouveau.

Michael Pfenninger

C’était nouveau : il y a cent ans, Karl Barth décrivait de façon pionnière pourquoi Israël et l’Église appartiennent ensemble : les deux ont la même révélation, la même espérance, le même jugement. Israël montre la situation inaccomplie et ouverte de l’être humain devant Dieu. L’Église montre l’être humain accompli et réconcilié. Ainsi, Barth rend explicite le fait que l’être humain est en transition devant Dieu: de l’« ancien » au « nouveau ». (Par là, Barth n’entend toutefois pas que l’Église serait plus proche de Dieu qu’Israël !).

Cette théologie d’Israël provoque, mais élargit aussi l’horizon. Elle exige de la théologie et de l’Église de sans cesse reprendre au sérieux l’histoire réelle et ouverte de l’être humain, et de la placer devant Dieu. Du coup, cela amène à se demander : qu’espérons nous de Dieu au-jourd’hui ? Que sommes-nous autorisés à faire de ce dont nous sommes capables ? Sur quoi débouche notre histoire ?

Israël provoque aujourd’hui encore. En même temps, Barth encourage toujours à effectuer des passes en profondeurs et à lancer le ballon avec véhémence en direction de la cible. Et si la balle devait passer par-dessus la cible, ou à côté : cela appartient également à l’histoire de l’être humain.

Andreas Zingg

Que Barth ait nommé Mozart le Zeus des cieux de la musique, me réjouit et m’étonne, car Mozart était aussi un franc-maçon. Pourrait-on voir en cela la « véritable » conception barthienne de l’apocatastase (de la réconciliation universelle), à savoir que non seulement il « déniait ne pas » l’enseigner, mais qu’il le faisait bel et bien ? C’est ce que j’aimerais lui demander, une fois que je me trouverai là où lui et Mozart se trouvent déjà. Je lui demanderai aussi s’il réécrirait sa « dogmatique écclésiale » sous forme de romans, récits, ou de forme lyrique. Car ce qui le fascinait chez Mozart, c’est qu’il n’enseignait pas avec sa musique, mais qu’il enchantait et charmait. Finalement, je lui demanderais s’il n’écoutait vraiment que Mozart qui, selon lui, a traduit la liberté en une musique inégalée – car son « mystère » serait qu’à travers elle une demande comme le « Dona nobis pacem » « soit, à l’encontre de tout, déjà réalisée » ; ou si entre-temps ce serait aussi le cas pour la Passion selon Saint Jean, avec sa chorale « Durch dein Gefängnis, Gottes Sohn, muss uns die Freiheit kommen »
(« de ta prison, Fils de Dieu, doit nous parvenir la liberté » ; ou encore la neuvième de Beethoven ou « La Mer » de Debussy. Mais peut-être que ces questions n’auront alors plus aucune importance …

Andreas Heieck

Sans Karl Barth je n’aurais jamais osé devenir pasteur. Mes études ont été complètement gâchées par le discours constant sur « l’expérience religieuse ». Je voyais comment on mettait de plus en plus l’être humain et ses possibilités au centre et ne pouvais pas partager cette évidence. J’étais sur le point d’abandonner mes études de théologie. C’est alors que j’ai trébuché sur la conférence que Barth donna en 1922 : La Parole de Dieu comme tâche de la théologie. « Comme théologien, nous devons parler de Dieu. Mais nous sommes des êtres humains et comme tels nous ne pouvons pas parler de Dieu. Nous devons connaître notre « devoir » et notre « incapacité à le faire », et ainsi rendre gloire à Dieu. » Ces paroles étaient pour moi comme une nouvelle clef et une libération. Ici, la divinité de Dieu et l’humanité de l’être humain sont prises au sérieux jusque dans leurs dernières conséquences. Je compris alors que l’on ne pouvait devenir pasteur qu’en reconnaissant cette « différence qualitative infinie » entre Dieu et l’être humain, et en se tenant au fait que Dieu s’est déclaré au monde en son Fils. C’est cela qui fonde la sympathie pour les êtres humains, qui ou quels qu’ils soient. En tant qu’éditeur, ce fût pour moi une sorte de « gratiam referre » de rendre, entre autres, cette conférence à nouveau accessible dans l’édition critique des œuvres de Barth (Gesamtausgabe).

Holger Finze-Michaelsen

Pentecôte

10.06.2019

En 1967, lors d’un colloque sur la constitution dogmatique de la révélation divine par Vatican II, Karl Barth demanda au professeur Ratzinger, qui enseignait alors à Tübingen, si l’Église catholique avait peut-être peur du Saint-Esprit : « Pourquoi la tradition, même si elle est maintenant nouvellement comprise, joue-t-elle un rôle si important pour l’Église catholique ? Est-ce dû à la crainte du Saint-Esprit ? Cher Monsieur Ratzinger, je demande simplement – et vous allez sûrement vous-même vous le demander – s’il ne se pourrait pas que votre Église soit construite sur la fuite du Saint-Esprit ? »

Plus de cinquante ans plus tard, compte tenu des efforts constants de préservation de l’Église institutionnelle, on pourrait poser cette question tant à l’Église catholique qu’à l’Église réformée. Il est vrai que « le charisme et institution se comporte de façon revêche l’un avec l’autre », et pourtant, l’institution Église n’est justifiée que s’il ne s’agit pas d’elle, mais de celui qui l’envoie (Jörg Lauster). Le contraire de fuir le Saint-Esprit serait sans doute de faire confiance à sa force créatrice. Serons-nous en mesure d’y arriver un jour?

Melanie Pollmeier

Celui ou celle qui, en tant que théologien-ne, fume au 21e siècle se présente comme un contemporain démodé [unzeitgemässe Zeitgenossin]. C’est ce que l’on peut apprendre du père fumeur de l’Église du siècle passé : Karl Barth. Dans sa dogmatique, il n’a pu s’empêcher, en ce qui concerne l’anthropologie de ses collègues, « qu’aucun de ces apologètes n’ait estimé digne de mentionner le fait que l’homme est apparemment le seul, parmi les êtres vivants, qui sache rire et fumer !! » (Dogmatique, vol. 11, p. 91). Rire et fumer – pour Barth voilà des differentia specifica anthropologiques. Barth a fumé tout au long de sa vie, même lorsqu'il a été informé des effets dévastateurs sur la santé, en 1964. Mais Barth n'a pas toujours vécu avec son temps, non pas malgré, mais à cause de sa contemporanéité alerte. Et de toute façon, il considérait le progrès comme une idée « profondément douteuse » (Dogmatique, vol. 19, p. 68). Plutôt que d’être conforme à la période de son temps, ce qui represente la modernité et donc une théologie à la hauteur de l’époque, Barth parlait de la contemporanéité, car en théologie, ce n'est pas le progrès qui compte, mais la réformation.

Placée face aux défis de son temps, cela peut aussi mener la théologie à une position très inconfortable. Tout comme il est inconfortable d’être fumeur ou fumeuse, aujourd’hui. Ce père fumeur de l’Église ne s’est pas laissé irrité par cela, mais a plutôt confessé : « avant tout, in necessariis, ne céder aucun pas, in dubiis, ne rien laisser paraître, in aliis, ne pas laisser la pipe s’éteindre » (Lettre circulaire, 22 janvier 1922).

Matthias Käser-Braun

De nos jours, nous sommes constamment connectés les uns aux autres, en échange constant avec nos amis, par le biais des réseaux sociaux ou des espaces de coworking. Karl Barth et Eduard Thurneysen n’avaient même pas le téléphone. Pourtant, ils prenaient soin de leur amitié et de leur communauté de travail, avec une intensité qui peut nous laisser pantois, dont nous pourrions même être jaloux. En témoignent les plus de quatre cents lettres qu’ils se sont écrites dans les années 1913 – 1921, lorsque Barth était pasteur à Safenwil en Argovie et Thurneysen à Leutwil, à 17 km de distance.

Les deux hommes se rencontraient régulièrement ; non pas pour boire un verre, mais pour se lire leurs prédications, se présenter leurs enseignements ou pour réviser des extraits du commentaire de l’épître aux Romains de Barth. En partant de chez lui à 05h00 du matin, Thurneysen arrivait autour des 09h00 chez Barth. Le 18 mai 1818, Barth écrivit ces lignes moroses à Thurneysen : « Repasse donc rapidement chez moi avec de bonnes paroles de réconfort. Je vis piètrement au jour le jour et personne ne te lance d’Amen ici ! » C’est au cours de conversations quasiment ininterrompues que Barth en est arrivé à des pensées, des formules ou des expressions comme le fameux « Dieu – le tout Autre », auxquelles il ne serait jamais arrivé tout seul.

Et l’on peut supposer à juste titre – comme le fait Suzanne Selinger – que ce sera Charlotte von Kirschbaum qui, plus tard, prendra la place de ce vis-à-vis dans la discussion, sans qui Karl Barth n’aurait jamais pu travailler aussi inlassablement et avec autant de concentration. Avoir un être-humain à ses côtés qui dit « oui », « Amen » parfois aussi « Non » – en analogie avec le « partenaire » divin – a une valeur immense. La théologie dialectique est premièrement et avant tout une théologie dialogique.

Andrea Anker

« Celui qui veut écouter Barth doit se rendre coupable et aller en prison. » C’est ce qui se disait à Bâle entre 1954 et 1964. Durant cette période, Karl Barth officie au culte uniquement dans la prison locale. En même temps, il y visite régulièrement les détenus. Une fois, on célébra le culte ensemble à Pâques. Mais il manquait un homme. Barth le connaissait bien et savait qu’il était régulièrement sujet à une grande mélancolie. Il se renseigna, cherchant à savoir où il pouvait bien se trouver. Les gardiens lui dirent : « Il broie du noir dans sa cellule. Il ne veut simplement pas de culte aujourd’hui. » Barth leur répondit : « Je dois d’abord rendre visite à cet homme. » Le culte attendra le temps que cela soit fait. Barth se rendit à la cellule de cet homme. Celui-ci était là, l’air triste. Barth lui passa le bras autour des épaules, lui disant : « Du Paule, hit isch d’Oschtere, do muesch nit truurig sy, chumm mit !» [Paule, aujourd’hui c’est Pâques, t’as pas besoin d’être triste, viens avec moi !] Et Paule… vint.

Bernhard Wintzer

De nos jours, si l’on demande à un(e) jeune confirmant(e), ce qu’il(elle) a reçu pour sa confirmation, on entendra différentes réponses : une montre, de l’argent... principalement des cadeaux. Ce n’est pas le cas de Fritz, qui a reçu une lettre de son parrain. Une lettre qui commence avec « ça ne va pas » et se termine avec « sois remis à Dieu ». Une lettre qu’un fameux parrain du nom de Karl Barth avait fait passer comme tract dans « un cercle de pasteurs zurichois » (env. 1916). Mais c’est aussi une lettre qui évoque Zwingli, la fête des Rameaux et la Confirmation. C’est ainsi que le parrain se souvient de sa propre Confirmation lors des Rameaux et de ce que tous les confirmant(e)s recevaient : le verset de la confirmation, énonçant l’approbation de Dieu à son accueil. Car mener une vie chrétienne n’est jamais moins exigeant que le jour de la Confirmation ou, justement, que le jour de l’entrée de Jésus à Jérusalem. Être chrétien (ou, comme Christ, avancer les yeux ouverts en direction de la croix) demande du courage et c’est là qu’intervient Zwingli : « Faites donc quelque chose de courageux pour l’amour de Dieu ! » ; et, d’un coup, Fritz n’est plus le seul concerné. Que dit votre verset de confirmation ?

Ariane Albisser

Réjouissez-vous, et vivez cette joie avec la plus grande passion – c’est ainsi que l’on pourrait brièvement résumer la tâche que se donne la théologie de Karl Barth. Pour Barth, la vie des chrétiennes et des chrétiens est en rapport avec cette grande passion qui devrait déterminer la vie et l’action de l’individu. Mais d’où vient cette joie, et comment puis-je arriver à l’intérioriser ? Barth l’a énoncé de façon très pertinente : « (La Parole de Dieu) m’est advenue dans un sens tout à fait prégnant, j’en suis apparemment devenu conscient seulement à partir du moment où le simple penser-après [Nachdenken] et le penser-avec [Mitdenken], sont devenus un penser-par-soi [Selberdenken], conditionnés par moi-même, à partir du moment où la Parole de l’autre devint ma propre parole. » Penser-avec, penser-après, et finalement penser par soi-même, c’est la voie qui m’amène à prendre au sérieux la tâche propre au protestantisme, qui réside dans la « liberté et la responsabilité de l’individu » . Et cela, on peut le fêter avec joie. Lorsque la Parole d’un autre est devenue ma parole, cela produit une joie durable. En ce sens, nous pouvons alors penser par nous-mêmes, au sens où l’entend Barth, précisément aussi durant le temps de la Passion.

Árpád Ferencz

Groucho Marx, dans « Duck Soup », vexé, demande à sa bien-aimée : « qui crois-tu donc ? Moi ou tes yeux ? » Malgré l’audace avec laquelle celui qui s’est fait prendre sur le fait tente de se tirer d’affaire, cette manœuvre soulève une question aux accents bibliques : ceux qui croient sont-ils bienheureux, même si ce n’est pas qu’ils ne voient pas, mais qu’ils voient autre chose ? Les réformés tendent en direction de cette compréhension, car ils sont traditionnellement plutôt critiques à l’égard du sens de la vue. Cet ajout du sens individuel de la vue au texte lui fait violence, et Karl Barth s’y est toujours énergiquement opposé au nom de l’humanité de l’homme : « Telle est la signification humaine de l’œil : permettre à l’homme de voir son prochain. […] Voir le prochain c’est aussi et automatiquement être vu de lui. » (Dogmatique, III/2*, 271) Notre regard éduqué aux sciences naturelles permet de presque tout déceler. En même temps, nous évitons le contact visuel, car il nous rend décelables par les autres. Cette crainte face à l’événement de la rencontre (Augenblick) rend notre monde inhumain.

Frank Mathwig

C’est au plus tard à partir des analyses erronées de Max Weber sur Calvin que les réformés valent pour être de vrais rabat-joie. Les habituels carnavals que nous vivons durant cette période de l’année, points d’orgue d’un œcuménisme suisse vivant, ne semblent rien y changer. L’« humour de carnaval » est pour Karl Barth un exemple de « simulacre [...] d’humour », du fait qu’il ne détourne l’attention loin des peines de la vie que pour un instant. Théologiquement, il s’agirait bien plutôt de souligner un humour qui fasse face au sérieux de toute situation : « L’humour consiste […] à ne pas prendre tout à fait au sérieux le présent, non parce qu’il ne serait pas assez sérieux en lui-même, mais parce que l’avenir que Dieu fait surgir dans le présent est encore plus sérieux. L’humour consiste à mettre entre parenthèses le sérieux du présent. » (Ethik II, Paris, 1998 [1978], p. 356) Un humour authentique se rit de son propre sérieux, libérant le regard pour le sérieux bien plus grand du souci de Dieu. Rira bien, non pas celui qui rira le dernier, mais celui qui rit avec celui qui crée et achève sa propre vie.

Frank Mathwig

L’œuvre principale de Karl Barth s’appelle Dogmatique. C’est sans doute pour cela que de nombreuses personnes se le représentent comme un sombre dogmaticien qui voulait tout le temps avoir raison. Mais ce n’est pas le cas. Lors d’une interview à la radio, peu de temps avant sa mort, il affirma qu’il avait été « libéral » jusqu’au point même de lire l’« ancienne orthodoxie » et d’y avoir « trouvé quelques bonnes choses aussi ». Il n’avait aucune difficulté à citer de façon décomplexée, et avec approbation, le « païen » Confucius, le juif Buber et l’athée Feuerbach, car il avait aussi appris de ces penseurs. Dans l’un des derniers paragraphes de sa dogmatique, il nomme le Saint-Esprit comme le plus intime « ami d’une raison humaine saine ». La déclaration suivante, énoncée au paroxysme du Kirchenkampf, est particulièrement belle : « C’est pour cela que la dispute en théologie, la bonne et nécessaire dispute […] ne peut qu’être menée avec un sérieux de l’ordre de l’avant-dernier et non un sérieux et une colère absolue. […] Lorsque nous aurons tout dit de ce qui devait nécessairement être dit, c’est alors que le ‹lien de la paix› (Ep 4,3) devra devenir visible […]. »

Frank Jehle

Vertigineux

03.02.2019

Les montagnes sont relatives. Plus elles s’élèvent haut et plus on s’en approche, plus elles deviennent risquées. La théologie aussi est relative, suivant le denivelé de ses thèses, la dis-tance jusqu’à laquelle elle ose s’avancer, les prétentions qu’elle élève. Les gens de Göttingen « parlent de ‹montagnes›, de ‹sommets›, et d’autres choses de ce genre [...], là où l’on parle-rait chez nous au mieux d’un tas de fumier » (Karl Barth – Eduard Thurneysen, Briefwechsel II 1921–1930, Zürich 1974, 62) . Cette remarque suffisante de Barth au sujet de sa patrie d’adoption a aussi une pointe théologique. Des gens du « plat pays », comme le théologien de Greifswald Erich Foerster, soupçonnaient qu’il y avait derrière l’« effroyable » radicalité de la théologie de Barth ses ascendances de « fils des montagnes suisses ». L’intéressé confirma : la théologie dialectique « est un jeu qui cause beaucoup d’épouvante chez ceux qui ont le vertige ». Ici vaut cette ancienne règle montagnarde : « on ne peut se tenir sur une crête aussi mince. Pour ne pas tomber il faut avancer » (Vorträge und kleinere Arbeiten 1922–1925, Zürich 1990, 167) . Autrement que dans la vie quotidienne, ici, le vertige n’est pas une mala-die, mais le risque, sans lequel il n’y a aucune théologie.

Frank Mathwig

Barth avait à cœur l‘unité de l’Église au-delà des frontières nationales et confessionnelles. Cependant, il fut toujours un participant critique de l’œcuménisme. Lorsqu’en 1935 il fut invité à une conférence étudiante à Bâle, il qualifia les conférences œcuméniques de « cirque chrétien » et se demanda : « Que peut-il découler de tous ces attroupements ? Ne serait-il pas préférable d’organiser des conférences avec la certitude de contribuer ensemble aux besoins, questions et tâches d’actualité ainsi qu’à des visions et perspectives communes, au lieu d’accorder de l’importance à la conférence en soi ? » L’œcuménisme pour lequel il s’engageait n’était pas fixé sur une unité institutionnelle et visible. Il le comprenait comme un mouvement des Églises professant Jésus-Christ. Celles-ci devraient articuler leur unité de solidarité déjà existante avec le peuple d’Israël, et témoigner dans et pour le monde de ce que Dieu avait fait et fait en Jésus-Christ.

Martin Hirzel

Lorsque Karl Barth fit une allocution à la radio le jour de l’An en 1962, il aurait eu de bonnes raisons de se retirer dans une position défendant la sécurité politique et religieuse : la construction du mur de Berlin et l’invasion de la baie des Cochons ne sont que deux des événements qui avaient tenu le monde en haleine durant l’année 1961.

Mais face à l’étroitesse amenée par la peur, il n’a pas appelé à l’armement spirituel, ou à l’envoi de plus de chars d’assaut. Mais il a pris au sérieux les besoins de sécurité et de renforcement. Il le fit en les renversant complètement, menant la pensée et la sensation de l’étroitesse vers la largeur :

« Fermes sont les cœurs des hommes, qui aujourd’hui ne haïssent pas, là où la plupart haïssent, mais qui aiment, là où peu aiment. Fermes sont les cœurs des hommes, qui se retrouvent plus comblés à donner, pour lesquels il est plus important de mettre à disposition du pain pour les frères [...] plutôt que de saisir de nouvelles armes, encore plus terribles que celles d’avant. Fermes sont les cœurs des hommes, qui ont confiance que tout ce qui peut encore arriver du fait de notre folie humaine […], trouve sa limite et sa fin, dans la main ferme du Dieu de la grâce. Les cœurs fermes de tels hommes tiendront bon lors de cette année 1962, quoiqu’elle puisse nous réserver, ils tiendront dans l’éternité. »

Dominik von Allmen

 

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